Hugo Fregonese |
Hugo
Fregonese : la Ballade d'un fataliste
Hugo Fregonese est l'une des figures les plus insaisissables de l'histoire du cinéma. Ses films, ardents et singuliers, brassent fatalité, mythes et violence crue, dans les canons esthétiques de la série B. Cette version enrichie de la rétrospective présentée à Bologne lors de la dernière édition d’Il Cinema Ritrovato rassemble des films réalisés dans cinq pays différents, dont des joyaux en version restaurée (L’Affaire de Buenos-Aires, Quand les tambours s’arrêteront) ou en copies 35 mm flambant neuves (Mardi ça saignera). Il est temps de faire entrer Fregonese, cinéaste errant et secret, dans la cours des grands.
Entouré de condamnés à mort comme lui, un prisonnier noir fredonne une chanson tout en battant la mesure : Black Tuesday. Les autres détenus, tels des lions en cages, font les cent pas au rythme de la musique. Un travelling passe de cellule en cellule, les barreaux dessinent des ombres dansantes sur les visages fiévreux. « Ferme-là, t’entends ? » s’exclame bientôt un prisonnier glacé par ce chant funèbre. Alors que son cri résonne dans les couloirs déserts de la prison, le titre du film emplit l’écran dans un grondement glaçant de musique symphonique. Ainsi commence Mardi ça saignera (1954), chef-d'œuvre resté invisible des décennies durant. C'est aussi l’instant où Hugo Fregonese, fataliste de génie, entre en scène.
Dans l’adaptation par Fregonese de l’histoire de Jack l'Éventreur, L'Étrange Mr. Slade (1953), le tueur de l’est londonien professe qu’« en vérité, il n'y a pas de criminels, il n'y a que des gens qui font ce qu'ils font parce qu'ils sont ce qu'ils sont. » Et ainsi faisait Fregonese parce que c’est ce qu’il était : un metteur en scène frénétique, toujours en cavale. L’Argentin (1908-1987) changeait de pays aussi facilement que certains passaient de studio en studio. Incarnation du cinéaste vagabond, Fregonese n’aura eu de cesse d’aller et venir, enchaînant les films de fuite ou d’évasion. Un déracinement, une inquiétude que l’on retrouve chez ses héros – individus solitaires, sur la route par choix ou parce que le destin les a condamnés à l’exil.
Né dans une famille d’immigrés Italiens, Fregonese fut l’artisan d’un cinéma de genre vif et implacable, en particulier western et polar. Sa carrière, injustement sous-estimée, pour ne pas dire totalement occultée embrasse quatre décennies et de nombreux pays : de l’Argentine son pays natal à l’Espagne, l’Italie, le Royaume-Uni ou encore l’Allemagne de l’Ouest.
Mais son nom est le plus souvent associé à son séjour hollywoodien
et aux dix films qu'il y réalisa dans les années 1950 – parmi lesquels Le Raid, évocation brutale en Technicolor de la guerre de Sécession
et Mardi ça saignera, « l’Edward G. Robinson le plus impitoyable de tous les
temps », tous deux tournés en 1954.
L’artiste, solitaire et taciturne, ne s’épanouira jamais totalement à Hollywood. Il sillonnera ensuite l’Europe où, à l’inverse d’autres cinéastes errants comme Edgar G. Ulmer il se maintiendra à flot, obtenant même plusieurs succès dans les années 1960, dont son western allemand Les Cavaliers rouges (1964), un triomphe dans plusieurs pays européens ainsi qu'en Union Soviétique.
Le
Blues du bourreau
Le monde, dans les films de Fregonese, ne tient souvent qu'à un fil — et la vie de ses héros à un nœud coulant. Jouant sur la menace de l’invisible et de la fatalité qui plane, son œuvre est construite comme un crescendo de tension dont le point d’orgue constitue un finale d’une violence physique inouïe, à l’image de la dernière scène de Quand les tambours s’arrêteront (1951), récemment restauré avec le soutien de la Film Foundation de Martin Scorsese. Pourtant, chez Fregonese, la violence est le plus souvent psychologique, hormis dans quelques-uns de ses films, plus lyriques ou spirituels, comme Le Vagabond et les Lutins (1950).
Le vacillement du monde selon Fregonese se joue aussi dans son utilisation toute personnelle des conventions. Il arrive que récit, atmosphère et perspective volent en éclat au cours du film. L’Affaire de Buenos-Aires (1949) passe brusquement du film noir au thriller d’évasion, quand Le souffle sauvage (1953), autre grand film hybride, commencé comme un néo-western, se termine en pseudo-noir. Fregonese entrelace dans son langage cinématographique fragments de vie et situations dramatiques a priori sans rapport les uns avec les autres, avec pour seul ciment une ironie douce-amère et une fascination morbide pour la débâcle et la chute de ses héros. Leur mort aussi : « quelles que soient les larmes que l’on puisse verser, le rendez-vous sera honoré » annonce sans ambage le carton d’ouverture de L’Impasse maudite. Flotte dans l’air un constant sentiment de malheur à venir, comme une ballade aux accents fatalistes.
Dans l’architecture de Fregonese, tout évoque l’enfermement : les angles de vue et l’utilisation des diagonales contribuent à tisser une toile où s’enferrent ses personnages, même lorsqu’ils sont en mouvement. Ainsi dans Les Sept Tonnerres (1957), la ville entière semble se transformer en prison.
C’est dans les espaces clos que le maître de la
claustrophobie est dans son élément : décors de prison et de planques sont le
théâtre d’un destin implacable. Sa maîtrise des espaces devient alors une
métaphore de la mise en scène, où chaque élément est contrôlé par le cinéaste et
où la violence se reflète dans le morcellement des espaces – plans cassés,
plateaux effroyablement vides où tuyaux, câbles et conduits démesurés sapent
tout sentiment de confort et d’appartenance.
Il est temps de réhabiliter Fregonese et d'honorer son génie discret de la série B. Voici un manifeste en six points initialement rédigé pour le festival de Bologne comme une feuille de route utile au spectateur désireux de s’orienter et de naviguer dans les films de Fregonese :
1) Vous devez vous échapper, même
si vous n'avez rien à fuir. La fuite est un mode de vie.
2) Passé et mort sont une même chose – on ne peut échapper ni à l’un ni à
l’autre, et il existe une étrange intimité
entre les deux.
3) L’argent et l’or sont des maladies infectieuses –
incurables.
4) "S'enfoncer paisiblement vers l'infini".
Ce n’est pas le vers d’un poète, mais un dialogue de Fregonese : c’est ainsi
que s’expriment chez lui les tueurs en série, qui philosophent régulièrement
sur leur condition.
5) La plupart des choses se produisent deux fois. La seconde
fois, votre chance est passée.
6) Nous nous retrouvons souvent dans des espaces vides et
clos, où se joue notre destin. Ce moment arrivé, cherchez les fenêtres.
Ehsan Khoshbakht
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